Kent Nagano et Evgeny Kissin font salle comble au Grimaldi Forum de Monte-Carlo


Par Rédigé le 03/12/2012 (dernière modification le 03/12/2012)

Ravel, Strauss et Grieg pour le meilleur, pas pour le pire...


L'anecdote est connue. Un projet de "Valse" mûrissait depuis longtemps dans l’esprit de Ravel. Déjà en 1911 ses danses nobles et sentimentales de 1911 donnaient le ton. Mais, sous prétexte qu’il ne s’agissait pas d’une vraie valse Diaghilev himself refusera ce ballet. Ce sera Ida Rubinstein, la commanditaire du célébrissime Boléro, qui parviendra à le chorégraphier. Célèbres aussi les brouilles qui résultèrent du refus du russe et de l’attitude négative de Stravinsky face à ce que nous pouvons considérer aujourd’hui comme l’une des œuvres les plus prophétiques de Ravel.
Si la valse viennoise y est bien présente, il ne faut cependant pas y voir une copie, même modernisée, des œuvres de Johann Strauss, mais plutôt le souvenir d’une époque fastueuse et inconsciente qui par sa violence et sa tragédie, à l’image de toute une civilisation romantique, s’est autodétruite et nous a plongés dans le néant. Visionnaire Maurice Ravel? Certainement.
Comme dans le "Boléro", on sent ici le souvenir d’un effondrement, la prémonition de nouvelles catastrophes.
Ne faisant qu'une bouchée des deux partitions, Kent Nagano et le Philharmonique de Monte-Carlo ont proposé en cette soirée dominicale, l'exécution la plus excitante entendue depuis longtemps. Une fête du son qui atteint au délire. Les crescendos sont superbes, la pâte sonore magnifique, la mise en place parfaite, avec, pour le "Boléro", cette magie noire indispensable, ce "démon" aux allures d'un tableau enflammé de Goya comme l'entendait le poète Federico Garcia Llorca.
Bravo aux solistes avec une mention particulière pour le sympathique timbalier, survolté, électrique, dont les martèlements, impeccables dans leur énergique noirceur, semblent mener la danse pour une volcanique conclusion érotisée à l’extrême, presque orgasmique. Inouï!
Dans la "Valse" tout enfle, respire, vit, brûle, tournoie, enivre avec une intensité visionnaire à laquelle il n'est pas question de résister. Génie d'un compositeur et d'un chef qui font chauffer à blanc un orchestre coloré, soyeux, semblant au final comme esbaudi de sa propre virtuosité.
Premier vrai succès de Richard Strauss, "Don Juan", composé à vingt-quatre ans, reste cette irrésistible envolée juvénile du célèbre séducteur ibérique (et portrait du compositeur?) vers la quête de l'éternel féminin, le besoin de conquêtes renouvelées, sa peur du bonheur immobile, sa nostalgie d'anéantissement, le tout dans des fusées orchestrales projetées haut, impétueuses, riches en pulsions, comme le disait un célèbre pianiste américain. Don Juan reste à jamais les noces barbares, d'or et d'argent, mais réussies, d'un jeune loup et de l'orchestre. La vie du héros pouvait dès lors commencer.
Indéniablement cette musique de Strauss va comme un gant à Kent Nagano. Dans une couleur soigneusement travaillée, sa direction est musclée, entre détente et force, presque "opératique". Phalange et chef nous installent dans une urgence jouissive, vénéneuse, contemplative, après un début posé en grand mystère car contenant tous les dangers. Partition et interprétation passionnantes, d'une effervescence parfois sagement contenue avec ça et là un raffinement chambriste savoureux...
On peut faire la fine bouche devant la musique d'Edvard Grieg, musique nationaliste, d'une vigueur, d'un style et d'un charme typiquement scandinave, aux effets savamment calculés. Il faut le talent, la fougue, d'Evgueny Kissin pour se lancer comme pas deux dans les fameux accords d’ouverture du "Concerto pour piano en la mineur Op.16" et happer l’auditeur dans une sorte de tempête où soliste et orchestre dialoguent à qui mieux mieux. Admirons encore une fois le fort beau travail de nuances, de différenciation des frappes, dans une délicatesse incomparable. Evgueny Kissin bâtit ce concerto comme une grande arche sonore où rien n'est laissé au hasard. L’autre qualité notable du pianiste est sa connivence avec l’orchestre et son chef. Les solistes des différents pupitres sont idéalement au diapason avec l’artiste qui n’est pas avare de clins d’œil. Dans l'adagio, écoute et échange sont au rendez-vous de cette œuvre jouée de façon très organique, sans surprise, mais avec un réel plaisir de faire de la musique, de la faire aimer, de la partager. On s’en doutait un peu: l’"Allegro moderato e marcato" final allait rester la proie d’une infantile compulsion de brio aux lyriques envolées, jamais raide, jamais pompier, virtuose, éclatant.





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