L'histoire d'amour entre Claudio Abbado et le London Symphony Orchestra


Par Rédigé le 22/03/2021 (dernière modification le 22/03/2021)

Un pavé DGG de quarante-trois disques désormais indispensables.


En prime les débuts avec Decca

Ah la longue histoire d'amour entre Claudio Abbado et le London Symphony Orchestra ! Vingt-deux ans de collaboration artistique entre 1966 et 1988, quelques infidélités avec Milan et Vienne. Berlin viendra beaucoup plus tard. Impossible d'adresser un reproche à cette somme musicale. Le meilleur, au dessus de tout, sera bien sûr les deux opéras de Rossini enregistrés en 1971 avec une équipe superlative importée de la Scala. La Cenerentola et le Barbier de Séville trônent à jamais à l'Empyrée de la discographie.

Forts de l'expérience des mises en scène de Ponnelle, Berganza, Alva, Montarsolo, Dara ou Capecchi s'en donnent à cœur joie, transcendent leurs rôles respectifs (un bémol cependant pour le Figaro un rien teuton de Prey mais musicalement irréprochable), apportent un vent de folie à ces opéras rabâchés à l'époque. Notre jeune Abbado décape littéralement ses Rossini pleins de vis-comica avec çà et là un côté comédie-musicale réjouissant. Carmen parue en 1978 rallia aussi tous les suffrages. Importée de Glyndebourne où Teresa Berganza se tailla un joli succès durant deux saisons, la prestation toute de finesse et de chic bon genre de la mezzo espagnole renouvelle l'approche du rôle (on dirait Cherubino en goguette sur les Ramblas de Barcelone), trouve des accents justes et poignants pour l'air des cartes et transcende la scène finale, véritable marche à la mort, face à un Domingo des grands jours qui signe ici son deuxième Don José.

On aimera aussi le loukoum dégoulinant d'Iléana Cotrubas, mais l'Escamillo de Sherill Milnes, plus teinté de Whisky-Coca que de Malaga, ne fera pas oublier Ernest Blanc chez Beecham. Empêtrés dans leur français cosmopolite, Choeurs Ambrosians et seconds rôles restent idiomatiques, chantent forcément toujours très bien, mais sans présence particulière, sauf au dernier acte où l'ensemble s'anime vraiment. Ne chipotons pas. Abbado qui aime Bizet (sa suite de l'Arlésienne le prouve et sent la lavande à mille lieux) s'en tient à une sage lecture de la partition, manque çà et là de brillant ou d'éclats, mais, malin comme pas deux nous invite à redécouvrir Carmen comme pour en explorer les dimensions métaphysiques que Nietszche se plaisait à y voir.

De haute tenue aussi le récital Verdi gravé par Nicolai Ghiaurov en 1969. La basse russe était alors à son sommet et ne fait qu'une bouchée, en quarante-cinq minutes des airs de Nabucco, Macbeth, Vespri et Boccanegra. Vocalement c'est une splendeur : qualité du timbre, égalité de l'émission, musicalité du phrasé, le tout dans une sobriété très émouvante d'interprétation et d'émotion qui laissent pantois. Admiration sans réserve pour le Te Deum de Berlioz (1981). Abbado anime cette masse sonore d'un souffle, d'un lyrisme et surtout d'une ferveurs incomparables. Le style berliozien est excellent et le Chef bâtit une vaste construction tendue de bout en bout. Philharmonique de Londres, la multitude de choeurs soulevés d'un élan unanime donnant à l'oeuvre sa grandeur et son intensité.

Plaisir aussi de retrouver Martha Argerich dans Chopin et Lizst, son extraordinaire pouvoir de fascination, son piano à l'aigu scintillant de très belle couleur, son énergie rigoureuse ou rêveuse, bref romantique en diable. Abbado accompagne sa copine soliste d'une manière très vivante. Ivo Pogorelich apporte dans le Premier Concerto de Tchaikowsky un tempérament indiscutable, un touché unique, et ces deux tempéraments par ailleurs fort dissemblables, l'un d'une concentration toute intérieure, l'autre flamboyant, se rejoignent dans une sensibilité inspirée. On ne se refait pas, si le pianiste s'emballe dans certains traits de virtuosité, les passages lyriques sont rendus avec autant de subtilités que de nuances.

Les Concertos pour Piano de Mozart. Claudio a fait appel à Rudolf Serkin. Une fois dit que le n°9 "Jeune Homme" n'atteint pas l'émotion distillée à jamais par Clara Haskil, on saluera les 19e et 23 e pour leur fantasmagorie, le naturel des inflexions, le dessin amoureux des contours, l'absence de toute recherche d'effets. Le jeu fin est sensible de Serkin, la transparence du LSO conviennent au 13e Concerto, le célèbre 21 sain, sobre, classique et noble de sonorité, retrouvant lui, ses lettres de noblesse. Les symphonies 40 et 41 achèvent de nous séduire. Jeu vif et aéré, plans très bien équilibrés, et les entrelacs du Finale fugué de la Jupiter révèlent enfin leur vrai mystère.

Plaisir de découvrir Alfred Brendel chez Schumann et Weber, son piano vif, pas trop aguicheur, la fermeté de la phrase, un pianisme instinctif et conquérant. Trois disques sont consacrés à Maurice Ravel. Martha Argerich et Michel Beroff se partagent les concertos pour piano. Rien à redire, c'est net, propre, volubile, sensuel, érotique parfois, d'une classe, d'un chic parisien indéniable. Daphnis et Chloé se taille la part lion. Sans embûches, sans surprise. Une fête du son, bien mise en place, qui nous mènerait presque à l'orgasme.

Le Boléro ? Plein de démons au sens où l'entendait Federico Garcia Lorca. Plein de magie noire. La Pavane ? Suicidaire à souhait. Les espagnolades ? La corrida en moins, la couleur locale en plus et une féerie orchestrale de tous les instants. Chez Mendelssohn, on a droit à deux jolis doublons pour les 3e et la 4e (1968 et 1984). Les approches se valent, un peu plus de lenteur dans les deuxièmes versions, mais toujours ailleurs un romantisme exacerbé, des fusées orchestrales savamment dosées et une piété certaine dans la 5e "Réformation". Point d'approche médiévale pour le Stabat Mater de Pergolèse. Les tempi sont volontairement larges et la voûte sonore renvoie aux oubliettes les versions baroques sur le marché. Lucia Valentini Terrani nous joue Eboli au Golgotha et Margaret Marshall se prend pour Suor Angelica chez Puccini. Que tout cela pourtant est coloré, empreint de piété simple. L'expressivité prime avant tout. Abbado met en relief chaque ligne et nous sert une Crucifixion made in Hollywood.

Habitué aux baguettes germaniques de référence, nous sortirons du lot Richard Strauss le Till Eulenspiegel, comme désabusé, fugitif, sans le mordant acéré habituel. Vision personnelle qui tient la route, car l'enveloppement, comme pour Don Juan, la mobilité sonore restent magiques. Stravinsky, du Sacre à Pulcinella, en passant par les indispensables Oiseau de Feu et Pétrouchka nous laisse un tantinet sur notre faim. Les détails au détriment de la trame, comme une certaine indifférence, pas de tension donc, mais une belle leçon d'esthétisme, pur et translucide, bref, sans surprise.

On peut laisser de côté aussi les Quatre Saisons de Vivaldi. Rien de nouveau sous le soleil vénitien. Lecture parfaite certes, bourrasque et vent à volonté, canicule de rigueur, une superproduction digne de Cinecittà où on cherche en vain, dans cette démesure sonore, les innovations vivaldiennes.

Prokofiev s'en tire plutôt bien avec Abbado. Sauvagerie érotique pour le ballet Roméo et Juliette, Première Symphonie pleine de finesse et de volubilité, Alexandre Nevsky d'un raffinement ravageur. Elena Obraztsova et le London Chorus ne feraient pas mieux sur les rives de la Neva. Bartok, Berg et Hindemith sont démoralisants à souhait, expressionnistes en diable et nécessitent un Doliprane. A ne surtout pas écouter en ces temps difficiles !!! Rabattez-vous sur les Ouvertures de Rossini gorgées de soleil et de Vin Italien ou la Petite Russie de Tchaikovsky véritable promenade en traîneau... et Hauts les Coeurs avec Claudio Abbado et ce coffret-hommage magique, émouvant, surprenant et indispensable !





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