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LIVRES AUDIO - Le Dernier Des Mohicans

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Par Podcast Journal Rédigé le 13/09/2009 (dernière modification le 13/09/2009)


Chapitre 1

“Mon oreille et mon coeur sont prêts à vous entendre
Quelque malheur mondain que vous veniez m'apprendre
Parlez! ai-je perdu mon sceptre et mes Etats?”

Shakespeare.

Un trait particulier aux guerres coloniales de l'Amérique du Nord, c'est qu'avant d'en venir à une rencontre avec l'ennemi, il fallait se résoudre à subir les fatigues et les dangers d'une marche en plein désert.
Une ceinture large, et en apparence inaccessible, de forêts séparait les possessions des provinces hostiles de la France et de l'Angleterre. Il arrivait souvent au colon robuste, et à l'Européen discipliné qui combattait à ses côtés, de passer des mois entiers à lutter contre le courant des fleuves, ou à franchir les âpres défilés des montagnes, en cherchant l'occasion de déployer leur courage dans une lutte plus martiale. Bientôt rivalisant de patience et d'abnégation avec les guerriers indigènes, ils apprirent d'eux à surmonter tous les obstacles; et à la fin, il n'y eut pas de bois si sombre, de retraite si profonde, que ne pénétrassent les invasions de ces hommes qui bravaient la mort pour satisfaire leur soif de représailles, ou pour soutenir la politique froide et égoïste des monarchies lointaines de l'Europe.
Sur toute l'étendue des frontières intermédiaires, le pays qui, à cette époque, offrait le tableau le plus animé de la cruauté et de l'acharnement qui signalaient alors cette guerre farouche, était le territoire compris entre les eaux supérieures de l'Hudson et les lacs adjacents.
Les facilités que la nature y offrait aux mouvements des combattants étaient trop évidentes pour être négligées. La nappe allongée du lac Champlain s'étendait depuis le Canada jusqu'aux limites de la province voisine de New-York, formant un passage naturel dans la moitié de la distance dont les Français étaient obligés de se rendre maîtres avant de pouvoir frapper leurs ennemis. A son extrémité méridionale, ce vaste réservoir recevait le tribut d'un autre lac, dont les eaux étaient si limpides, que les missionnaires en avaient fait choix pour l'accomplissement des rites purificateurs du baptême, ce qui lui avait fait donner le nom de “lac du Saint-Sacrement”. Les Anglais, moins dévots, crurent faire assez d'honneur à la clarté de ses eaux, en lui imposant celui de Georges, le roi régnant et le second des princes de la maison de Hanovre. Les deux nations s'accordaient ainsi pour dépouiller les possesseurs sans défense de ces rives pittoresques et boisées du droit héréditaire de perpétuer son nom primitif de “lac Horican”.
Serpentant parmi d'innombrables îles, et enclavé dans un cercle de hauteurs, le “Saint-Lac” se prolongeait à une douzaine de lieues plus loin vers le sud. Le plateau qui opposait à son écoulement une barrière naturelle offrait un passage (”portage”) de la même étendue, qui conduisait le voyageur sur les bords de l'Hudson, à un endroit, où, sauf les obstacles ordinaires élevés par les rapides ou “rifts”, comme on les appelait alors dans le patois du pays, le fleuve devenait navigable à la marée.
Si, d'une part, dans l'exécution de leurs plans audacieux d'agression, le courage infatigable des Français essayait même de franchir les gorges éloignées et difficiles de l'Alleghany, on n'aura point de peine à croire, de l'autre, que leur perspicacité proverbiale dut apercevoir les avantages naturels de la région que nous venons de décrire. Ce fut là, en effet, le sanglant théâtre de la plupart des batailles qui se livrèrent au dernier siècle pour obtenir la souveraineté des colonies. Sur les différents points qui commandaient les passages les plus faciles de la route, on éleva des forts, qui furent pris et repris, rasés ou rebâtis, selon que la victoire venait à sourire ou la nécessité à commander. Tandis que le colon abandonnait ces parages dangereux, pour chercher sa sécurité dans les limites des établissements plus anciens, on voyait des armées, souvent plus nombreuses que celles qui, dans la mère-patrie, se disputaient les couronnes, se précipiter dans ces forêts, d'où elles ne revenaient jamais que par bandes clairsemées, épuisées de fatigue, ou abattues par les revers.
Bien que les arts de la paix fussent inconnus dans cette région fatale, ses forêts n'en témoignaient pas moins de l'activité humaine: clairières et vallons retentissaient des sons d'une musique guerrière, et les échos de ses montagnes répétaient les rires et les cris de joie d'une foule de jeunes et vaillants soldats, qui les traversaient, pleins d'espoir et d'ardeur, pour s'endormir bientôt dans une longue nuit d'oubli.
C'est sur cette scène de combats et de carnage que se passèrent en 1757 les événements que nous allons raconter, c'est-à-dire pendant la troisième année de la dernière guerre que se livrèrent l'Angleterre et la France pour la possession d'une terre qu'heureusement ni l'une ni l'autre n'était destinée à conserver.
L'incapacité de ses généraux à l'étranger et le manque d'énergie de ses conseils à l'intérieur avaient abaissé la réputation de la Grande-Bretagne, en la faisant déchoir du haut rang où l'avaient placée autrefois le talent et l'audace de ses guerriers et de ses hommes d'Etat. Elle n'était plus redoutée de ses ennemis, et ses serviteurs perdaient rapidement cette confiance salutaire qui résulte du respect qu'on se porte à soi-même. Dans ce honteux abaissement, les colons, quoique innocents de sa faiblesse, et trop chétifs pour avoir été les agents de ses fautes, en subissaient naturellement les conséquences. Qu'avaient-ils vu naguère? De cette mère-patrie à laquelle ils portaient un respect tout filial, et qu'ils avaient crue jusque-là invincible, était venue une armée d'élite, sous les ordres d'un chef recommandé par de rares talents militaires; mise en déroute par une poignée de Français et d'Indiens, elle n'avait dû son salut qu'au sang-froid et à l'intrépidité d'un jeune officier virginien, Georges Washington, dont la gloire, mûrie par les années, s'est depuis répandue jusqu'aux derniers confins de la chrétienté.
Une vaste étendue de frontières avait été laissée à découvert par ce désastre inattendu, et des maux trop réels étaient précédés par l'appréhension de mille dangers imaginaires. Les colons alarmés croyaient entendre les hurlements des sauvages dans chaque bouffée de vent qui leur arrivait des interminables forêts de l'ouest. Le caractère terrible de leurs impitoyables ennemis venait accroître, au delà de toute mesure, l'horreur naturelle qu'inspire la guerre. Le souvenir de massacres récents et multipliés vivait encore dans leur mémoire; et il n'y avait personne dans toute la province qui n'eût prêté une oreille avide au récit de quelque histoire effrayante de meurtres nocturnes, scènes barbares dans lesquelles les Indiens des bois jouaient toujours le principal rôle. En entendant le voyageur crédule retracer avec exaltation les périls du désert, les timides sentaient leur sang se glacer de terreur, et les mères jetaient un regard d'anxiété sur les enfants qui reposaient dans la sécurité des villes populeuses. Enfin, la peur, qui grossit tout, commença à rendre inutiles les calculs de la raison, et à soumettre au joug de la plus vile des passions ceux qui auraient dû se rappeler leur dignité d'homme. Les coeurs les plus confiants et les plus fermes doutèrent dès lors de l'issue de la lutte; et d'heure en heure s'accrut le nombre de cette classe abjecte qui voyait déjà en imaginative les possessions anglaises en Amérique entièrement acquises aux Français, ou dévastées par les incursions de leurs sauvages alliés.
Aussi, lorsqu'au fort qui couvrait la limite méridionale de la plaine entre l'Hudson et les lacs, on apprit que Montcalm s'avançait sur le Champlain avec une armée “nombreuse comme les feuilles des forêts”, cette nouvelle fut accueillie avec l'hésitation pusillanime d'hommes attachés aux arts de la paix, plutôt qu'avec la joie farouche du guerrier heureux de voir enfin l'ennemi à sa portée.
La nouvelle était arrivée sur le soir d'un jour d'été, par un courrier indien, porteur aussi d'une demande urgente de Munro, commandant du fort élevé sur la rive du Saint-Lac, qui sollicitait du renfort. L'intervalle entre les deux postes n'était que de cinq lieues. A l'origine, un rude sentier leur servait de ligne de communication; mais il avait été élargi pour le passage des chariots, en sorte que la distance parcourue en l'espace de deux heures par le coureur des bois, pouvait être aisément franchie par un détachement de troupes, accompagnées de leurs bagages, entre le lever et le coucher d'un soleil d'été.
Les loyaux serviteurs de la couronne britannique avaient donné à l'une de ces redoutes forestières le nom de William-Henry, et à l'autre celui d'Edouard, qui rappelaient deux des princes favoris de la maison régnante.
Le premier fort était occupé par le vétéran écossais que nous venons de nommer, avec un régiment d'infanterie régulière et un contingent de la milice provinciale; forces beaucoup trop faibles pour tenir tête à l'armée formidable que conduisait Montcalm contre ces remparts de terre. Dans le second fort était le général Webb, qui commandait en chef dans le Nord, avec un corps de plus de cinq mille hommes. En réunissant les divers détachements placés sous ses ordres, ce dernier aurait pu opposer un nombre double de combattants au hardi Français qui, avec une armée très peu supérieure en nombre, avait osé s'aventurer si loin de sa base d'opérations. Mais, sous l'influence désastreuse de leur étoile, officiers et soldats paraissaient plus disposés à attendre derrière leurs retranchements l'approche de l'adversaire qu'à s'opposer à sa marche, en suivant l'heureux exemple donné par les Français au fort Du Quesne, et en écrasant leur avant-garde.
Après que la première surprise causée par cette nouvelle fut un peu calmée, un bruit se répandit dans le camp retranché s'étendant le long du rivage de l'Hudson, et formant une chaîne d'ouvrages avancés jusqu'au fort principal: on annonça qu'un détachement d'élite, au nombre de quinze cents hommes, devait partir à la pointe du jour pour William-Henry, poste situé dans le nord, à l'extrémité de la plaine. Ce qui n'était d'abord qu'un bruit vague devint bientôt une certitude, lorsque des ordres du quartier général parvinrent aux différents corps choisis pour ce service, leur enjoignant de se préparer à un prompt départ.
Il ne resta donc plus aucun doute sur les intentions de Webb, et pendant une heure ou deux tout fut en mouvement. Le novice allait çà et là, retardant ses préparatifs par l'excès d'un zèle violent et inconsidéré; le vétéran au contraire, vieux routier, faisait les siens avec un sang-froid qui dédaignait jusqu'à l'apparence de la précipitation; néanmoins son oeil inquiet trahissait suffisamment sa répugnance pour cette guerre du désert tant redoutée, et qu'il n'avait point encore faite.
Enfin, le soleil se coucha dans sa gloire derrière les hauteurs de l'occident; la nuit tira son voile sur ce lieu isolé, et le bruit des préparatifs diminua. La dernière lumière s'éteignit dans la hutte de l'officier; les arbres projetèrent une ombre plus épaisse sur les remparts et sur les flots ridés de la rivière; et le camp fut bientôt plongé dans le même silence que la vaste région boisée qui l'environnait.
Conformément aux ordres donnés la veille, le lourd sommeil de l'armée fut interrompu par les roulements du tambour qui battait le rappel et dont les sons, répétés par les échos dans l'air humide, débouchaient de toutes les issues de la forêt, au moment où l'aube laissait poindre en lignes confuses quelques hauts pins du voisinage, qui se projetaient sur l'éclat d'un ciel d'Orient. Aussitôt le camp fut en rumeur; tout le monde, jusqu'au dernier soldat, se leva vivement pour assister au départ des camarades, pour jouir de ce moment et en partager l'enthousiasme.
La troupe choisie ne tarda point à former ses rangs. Tandis que les mercenaires réguliers et disciplinés du roi allaient, d'un air hautain et délibéré, occuper la droite de la ligne, les miliciens, moins présomptueux, prirent humblement position à la gauche, avec une docilité qu'une longue pratique avait rendue facile. Les éclaireurs partirent; de forts détachements précédèrent et suivirent les lourds chariots qui portaient les bagages; et avant que la lumière grisâtre du matin fût échauffée par les rayons du soleil levant, le corps principal des combattants défila en colonne, et sortit du camp avec une fierté martiale qui dissipa les appréhensions secrètes de plus d'un conscrit allant faire ses premières armes. Tant qu'ils furent en vue de leurs camarades, les soldats conservèrent la même fierté et le même ordre dans les rangs, jusqu'à ce que, les sons de leurs fifres s'étant perdus dans l'éloignement, la forêt à la fin parut engloutir cette masse vivante, qui pénétrait lentement sous ses ombrages.
La brise avait cessé d'apporter les bruits mourants de la colonne qui s'éloignait, et le dernier traînard avait déjà disparu; mais on travaillait aux préparatifs d'un autre départ en face d'une baraque plus vaste et mieux aménagée, devant laquelle se promenaient de long en large les sentinelles commises à la garde du général anglais.
On avait amené là une demi-douzaine de chevaux. Deux d'entre eux étaient destinés à servir de montures à des femmes d'un rang qu'on n'était pas accoutumé à rencontrer dans les solitudes de ce pays. Un troisième portait le harnais et les armes d'un officier de l'état-major; les autres, d'après la simplicité de leur accoutrement et les valises dont ils étaient chargés, devaient être évidemment montés par des domestiques, qui semblaient déjà attendre le bon plaisir et les ordres de leurs maîtres. A une distance respectueuse se tenaient divers groupes de curieux et d'oisifs; quelques-uns admiraient la beauté et la vigueur du superbe cheval de bataille; d'autres regardaient les préparatifs avec l'hébétement d'une curiosité vulgaire.
Il y avait parmi cette foule un spectateur que sa mine et ses gestes mettaient hors de pair, car il n'était point oisif et n'avait pas l'air d'un ignorant.
L'extérieur de ce remarquable individu était disgracieux au dernier point, sans être pourtant affligé d'une difformité particulière. Bâti comme les autres hommes, il péchait par défaut d'ensemble: debout, sa stature surpassait celle de ses compagnons; assis, elle était réduite aux limites ordinaires. La disproportion de ses membres semblait se reproduire dans toute sa personne. Il avait la tête grosse, les épaules étroites, les bras longs et pendants, et partant les mains petites sinon délicates; ses jambes et ses cuisses étaient grêles jusqu'à en être décharnées, mais d'une longueur surprenante; et ses genoux auraient pu passer pour des blocs monstrueux, sans les fondations plus énormes encore qui soutenaient cette architecture humaine, formée de l'assemblage de plusieurs ordres superposés.
Les vêtements mal ajustés et de mauvais goût que portait ce personnage ne servaient qu'à faire ressortir encore davantage sa gaucherie: un habit bleu de ciel, à basques larges et courtes et à collet bas, exposait au rire des mauvais plaisants son long cou maigre, et ses jambes plus longues et plus maigres encore. Il avait des culottes de nankin jaune tout à fait collantes, et attachées à la jarretière par de grosses bouffettes de rubans blancs que le temps avait flétries et fripées. Des bas de coton chinés, et des souliers à l'un desquels était fixé un éperon plaqué, complétaient l'habillement de ce corps, où courbes et angles, loin d'être dissimulés, étaient au contraire mis ostensiblement en relief, grâce à la gloriole ou à la simplicité du personnage. De la poche béante d'une sale veste brodée en soie et lourdement ornée d'un galon d'argent terni, sortait un instrument qui, vu dans une compagnie aussi guerrière, pouvait à la rigueur être pris pour une arme dangereuse et inconnue. Tout petit qu'il était, cet engin peu commun avait éveillé la curiosité de la plupart des Européens qui se trouvaient dans le camp, bien que plusieurs miliciens le maniassent sans crainte, et même avec une sorte de familiarité. Un grand chapeau bourgeois à trois cornes, comme ceux que portaient les ecclésiastiques au commencement du siècle, surmontait tout l'édifice, et donnait un air de dignité à une figure bonasse et insignifiante, qui avait besoin sans doute de cette aide artificielle pour soutenir la gravité de quelque fonction extraordinaire.
Tandis que la foule se tenait à l'écart du groupe des voyageurs par respect pour l'enceinte sacrée du quartier général de Webb, le personnage que nous avons décrit s'avança sans façon au milieu des domestiques qui attendaient avec les chevaux, dont il se mit à faire librement la critique ou l'éloge, selon qu'ils étaient ou non de son goût.
“Voilà une bête, l'ami, qui, à mon idée, n'a pas été élevée ici; elle vient des pays étrangers, ou peut-être de la petite île sur l'eau bleue,” dit-il d'une voix aussi remarquable par la douceur du timbre que sa personne l'était peu par l'harmonie des formes. “Je puis parler de ces choses sans passer pour un hâbleur, car j'ai vu les deux ports d'embarquement: l'un situé à l'embouchure de la Tamise, et qui porte le nom de la capitale de la vieille Angleterre, et l'autre qu'on appelle “Haven”, en y ajoutant le mot “New”. J'ai vu aussi les senaux et les brigantins chargeant leur cargaison, et faisant entrer à leur bord, comme Noé dans l'arche, des quadrupèdes qu'ils allaient revendre à la Jamaïque. Mais un cheval qui répondît comme celui-là aux coursiers de guerre de l'Ecriture sainte, je n'en ai jamais vu. “De ses pieds il bat le vallon et se réjouit dans sa force; il court au-devant des hommes armés. Au milieu des clairons, il hennit d'orgueil, et il flaire de loin la bataille, le tonnerre des capitaines et les cris de guerre.” On dirait que la race des chevaux d'Israël s'est perpétuée jusqu'à nos jours; n'est-ce pas, l'ami?”
Ne recevant pas de réponse à cette bizarre apostrophe, qui, lancée avec toute la vigueur d'une voix pleine et sonore, méritait quelque attention, celui qui venait ainsi de citer un célèbre passage de la Bible se tourna vers l'être silencieux auquel il s'était par hasard adressé, et trouva dans l'objet qui frappa sa vue un nouveau et plus puissant sujet d'admiration. Son regard était tombé sur la figure immobile, droite et sévère du coureur indien qui avait apporté au camp les fâcheuses nouvelles du soir précédent. Quoique dans un état de repos complet, et affectant une sorte de dédain pour le mouvement et la confusion qui régnaient autour de lui, il y avait en lui une tristesse farouche mêlée au calme du sauvage, capable de fixer l'attention d'hommes plus expérimentés que celui dont les yeux le contemplaient avec un étonnement qu'il ne cherchait point à dissimuler.
L'Indien portait le tomahawk et le coutelas de sa tribu, et cependant son aspect ne répondait pas tout à fait à celui d'un guerrier. Au contraire, il y avait dans toute sa personne un air de négligence qu'on eût pu attribuer à quelque grande fatigue subie récemment, et dont il n'avait pas eu le temps de se remettre. Les couleurs du tatouage des guerriers se croisaient confusément sur son dur visage, et donnaient à ses traits cuivrés un caractère encore plus repoussant que s'il se fût appliqué à produire ce résultat, fruit du hasard. Son oeil seul, qui brillait comme une étoile étincelante dans un ciel chargé de nuages, avait conservé la férocité de sa nature primitive. Un moment ses regards perçants et circonspects rencontrèrent ceux de son interlocuteur, et aussitôt changeant de direction, par astuce ou par dédain, ils restèrent fixés sur l'horizon, comme s'il eût cherché à pénétrer à travers la lointaine atmosphère.
Il est impossible de dire quelle remarque inattendue cette communication rapide et silencieuse entre deux hommes si étranges aurait inspirée au grand Européen, si son active curiosité n'avait été attirée sur d'autres objets. Le mouvement général des domestiques et le son de voix douces annoncèrent l'approche de celles dont on n'attendait plus que la présence pour mettre la cavalcade en marche. Le naïf admirateur du cheval de bataille s'approcha aussitôt d'une jument basse, efflanquée, à la queue dégarnie, qui près de là paissait nonchalamment l'herbe du camp; alors accoudé sur la couverture qui remplaçait la selle, il se mit à regarder le départ, tandis que de l'autre côté de la bête un poulain achevait son repas du matin.
Un jeune homme, revêtu de l'uniforme des troupes royales, conduisit vers leurs montures deux femmes qui, à en juger par leur costume, se préparaient à braver les fatigues d'un voyage à travers les forêts.
La plus jeune, quoiqu'elles le fussent toutes deux, laissa entrevoir un teint éblouissant, une belle chevelure blonde, des yeux bleus et vifs, grâce à la fraîche brise qui soulevait à son insu le voile vert attaché à son chapeau de castor. Les teintes qui coloraient l'horizon au-dessus des pins avaient moins d'éclat et de délicatesse que l'incarnat de ses joues; et le lever du jour n'était pas plus riant que le joli sourire dont elle remercia le jeune homme, qui l'aidait à se mettre en selle. L'autre dame, qui paraissait obtenir une part égale dans les attentions de l'officier, dissimulait ses charmes aux regards des soldats avec un soin et une réserve qui semblaient annoncer l'expérience de quatre ou cinq années de plus. On pouvait néanmoins apercevoir que sa personne, bien qu'avec la même perfection de formes, dont aucune n'était cachée par son habit de voyage, avait plus d'embonpoint et de maturité que celle de sa compagne.
A peine ces dames furent en selle que leur compagnon monta légèrement sur le cheval de guerre, et tous trois saluèrent Webb, qui, pour leur faire honneur, assistait à leur départ du seuil de sa baraque.
Détournant alors la tête de leurs bêtes, ils prirent l'amble, suivis des domestiques, et se dirigèrent vers la sortie septentrionale du camp. En traversant ce court espace, tous trois gardèrent le silence; mais la plus jeune des dames laissa échapper une légère exclamation, au moment où le coureur indien passa rapidement à ses côtés, pour se mettre en tête de la cavalcade sur la route militaire. Le déplacement subit de l'Indien n'arracha aucun cri de surprise à l'autre dame; seulement son voile s'entr'ouvrit et laissa voir une expression indéfinissable de pitié, d'admiration et d'horreur, tandis que son oeil noir suivait les mouvements agiles du sauvage. Sa chevelure était noire et brillante comme le plumage du corbeau. Son teint n'était pas brun, mais richement coloré; pourtant il n'y avait ni dureté, ni absence d'harmonie dans ses traits pleins de dignité, d'une régularité exquise et d'une beauté incomparable.
Elle sourit de ce moment d'oubli involontaire, et découvrit des dents dont l'éclatante blancheur eût fait honte à l'ivoire; puis rabattant son voile, elle baissa la tête et marcha en silence, comme si sa pensée se fût reportée vers d'autres objets que ceux qui l'entouraient.


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