Le bébé et la mère: dialogue entre psychanalyse et psychobiologie


Par Jean-Luc Vannier Rédigé le 24/11/2013 (dernière modification le 23/11/2013)

Organisée par le Groupe Méditerranéen de la Société Psychanalytique de Paris (SPP), une journée de réflexions autour de la parution, aux éditions PUF, de la monographie sur "Le bébé en psychanalyse", se déroulait samedi 16 novembre à l’Hôpital Lenval de Nice. Des psychanalystes, des psychologues du développement et un célèbre psycho-biologiste y exposaient concurremment l’état de leurs recherches.


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Le bébé "pulsionnel" de la psychanalyse peut-il rencontrer celui du "sensoriel" étudié dans la psychologie du développement? Tel était le fil rouge de la journée de réflexion organisée entre spécialistes, samedi 16 novembre, au Service universitaire de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de la Professeure Florence Askenazy par le Groupe Méditerranéen de la Société Psychanalytique de Paris (SPP). Réflexions nourries de la parution dans la collection "Monographies et débats de psychanalyse" aux éditions PUF, d’une passionnante étude collective sur "Le bébé en psychanalyse".

Une rencontre aux enjeux aussi bien cliniques qu’épistémologiques: la minutieuse observation "mimo-gesto-posturale" et celle de la "sensori-motricité" du tout-petit dans son rapport à la mère complètent-elles, éclairent-elles autrement voire remettent-elles en cause la découverte majeure par Freud de la sexualité infantile? Découverte à partir de laquelle le professeur Laplanche a notamment conceptualisé la "situation anthropologique fondamentale", cet invariant structurel humain de l’énigmatique "séduction" primaire entre l’adulte et l’enfant.

Premier à intervenir dans la matinée sur la question: André Calza, sur le thème de "La sensorialité aux confins de l’identité". "Dès les toutes premières heures de la naissance", a expliqué le psychanalyste niçois, le bébé peut faire preuve "d’un niveau de conscience précoce entre éléments exogènes et endogènes", allant jusqu’à suggérer une sorte "d’au-delà du pulsionnel" construit par sa "sensorialité". Un "nouveau mode primaire d’interaction": un bébé capable, selon lui, de développer une "intersubjectivité" dès le deuxième mois. Une présentation étayée sur le métalangage de la modernité, ponctué de références aux "transactions" et aux "compétences".


La cure n'est-elle pas une autre scène opératique?

La psychologue-psychanalyste parisienne Régine Prat a ensuite présenté son étude "Contact et rythme dans l’opéra de la rencontre" entre la mère et le bébé: un opéra incluant le texte des paroles échangées dans le "livret" – le "livret de famille"? –, la prosodie de la "musique" issue des babillages réciproques et l’oscillation permanente entre le "tenu" et le "lâché" dans "la mise en espace corporelle" initiée dès l’époque embryonnaire. Fixée par le "jeu de la bobine" de Freud, cette troisième règle du "contact primitif" refait étrangement surface dans le principe essentiel de la lutte sportive, décrit par l’auteur de ces lignes dans un texte à paraître: "Les Mixed Martial Arts sont-ils solubles dans la pulsion sexuelle de mort?".

La dramaturgie élaborée par Régine Prat intègre par ailleurs les "paramètres musicaux de la voix". Lesquels "servent à transmettre in utero les sentiments de la mère à son bébé". La cure n’est-elle pas elle-même une "autre scène" opératique où l’inconscient de la voix, à l’image des artistes lyriques vise notamment à charmer l’autre – un originaire de la séduction? – mais se trouve parfois contraint au silence, réduit au murmure mezza voce ou forcé aux vocalises aiguës, afin d’exprimer l’indicible?

Un système cohérent de conversation entre la mère et le bébé

Colwyn Trevarthen. Photo courtoisie (c) Colwyn Trevarthen
Présidée par l’analyste Joëlle Rochette-Guglielmi, auteure dans la monographie d’une étude sur "Le bébé du nouveau désordre épistémique", la séance de l’après-midi, point d’orgue de cette rencontre, confronta les recherches du spécialiste anglais des relations précoces entre la mère et son tout-petit, Colwyn Trevarthen, à l’expérience clinique du psychanalyste Laurent Danon-Boileau. Dans sa présentation intitulée "La socialité joyeuse du nouveau-né telle qu’on l’observe et ce qu’elle enseigne", l’éminent professeur de psychobiologie à l’Université d’Édimbourg a d’emblée voulu montrer, observations filmées à l’appui de sa démonstration, que les "différentes parties corporelles en mouvement du bébé sont intégrées par son cerveau", tout en précisant que son "développement biologique est régi par la coopération et non par la compétition".

Un "système cohérent de conversation" s’instaure, selon lui, entre la mère et son bébé: non sans une certaine "provocation", il cite C. G. Jung qui évoque dans un de ses écrits, la nécessité de mettre en place un "système sympathique émotionnel entre le patient et le thérapeute". A partir de vidéos portant sur un bébé à peine âgé de six heures, Colwyn Trevarthen décrit ce qu’il nomme une "orchestration proprioceptive" dans la relation entre la mère et son nouveau-né.

Une interrogation d'ordre épistémologique au regard de l'essence de la psychanalyse

Une série d’expérimentations spectaculaires par leur intimisme mais qui posent a minima deux questions: si tant d’harmonie existe "naturellement" entre la génitrice et sa descendance, comment expliquer les nombreuses manifestations de ratages, de souffrances psychiques repérables entre ces deux êtres et dont la clinique freudienne n’a cesse de s’occuper? Cette approche psychobiologique soulève en outre une interrogation d’ordre épistémologique au regard de l’essence même de la psychanalyse: cette dernière, faut-il le rappeler, se définit par le conflit pulsionnel, son objet énigmatique – l’inconscient –, l’étrangeté de sa clinique fondée sur la réalité de l’appareil psychique, l’asymétrie transférentielle dans la cure répétant sans doute celle des origines. Dans ces conditions, la mise en perspective du "bébé interpersonnel" et du "bébé intrapsychique" peut-elle garantir une heureuse congruence?

Une difficulté abordée par René Roussillon avec beaucoup – trop – de prudence dans son texte "Quelques préalables épistémologiques du dialogue psychanalyse/psychologie du développement" à la fin de l’ouvrage mentionné. Le psychanalyste lyonnais s’interroge sur le fait de savoir si la sexualité infantile "est uniquement autoérotique et donc sans objet ou bien si elle se fonde sur la dialectique entre une sexualité autoérotique et une sexualité en lien avec les objets premiers… ". Le débat sur le caractère ptolémaïque du sexuel a-t-il encore lieu d’être alors même que la révolution freudienne suggère un inconscient en tant que centre "excentré" et un homo psychanalyticus dont l’infiltration par un "corps étranger interne" implique le phénomène d’une dérivation par rapport à son être? La conclusion de René Roussillon en paraît presque jésuitique: "l’évolution de Freud semble le conduire dans la direction d’énoncés permettant de nombreux ponts avec les avancées actuelles des recherches diverses sur le monde de la première enfance".

Tout ça est bien joli mais quid lorsque ça ne marche pas?

Aussi passionnants qu’ils puissent paraître, les travaux de Colwyn Trevarthen n’en tendent pas moins vers l’exact opposé du substrat de la psychanalyse. En clair: ses élaborations proposent des réponses rassurantes étayées sur des systèmes prônant la cohérence somato-psychique. Elles suggèrent des solutions aux énigmes de l’Unheimlich freudien alors même que la clinique du divan nous rappelle au quotidien la nécessité de nous méfier des tentations synthétiques du moi comme autant d’illusions et de résistances dans la cure. En échos dans la salle, les réactions mêlant plaisir et jubilation dès le surgissement des images de bébés et de leurs babillages en "mamamais", invitent à cet égard à une forme de circonspection.

Le psychanalyste Laurent Danon-Boileau résuma toutes ces interrogations dans une introduction de son exposé aussi lapidaire que tranchante: "tout ça est bien joli mais quid lorsque ça ne marche pas?". Ce spécialiste de l’autisme a développé son approche des troubles dans ce registre par une formule tout aussi péremptoire: "il n’y a pas d’autisme acquis". Proposant une technique du côte-à-côte en lieu et place du face à face, méthode trop intrusive pour le patient, il a lui aussi montré quelques observations filmées sur son action thérapeutique fondée sur la rythmicité, celle-là même qui caractérise l’un des symptômes des troubles du développement autistique: son approche de la "scansion" entre "anticipation" et "perturbation", à même de créer une sorte de bref étonnement, voire le surgissement furtif d’une attente de l’autiste dans son interlocution balbutiante avec le praticien, fut particulièrement convaincante.

L'inconscient des autistes

A la question posée par la psychanalyste monégasque Nicole-Renée Geblesco défendant l’idée d’un inconscient chez l’autiste avec lequel l’analyste peut travailler – une question amplement débattue dans les ouvrages d’Henri Rey-Flaud sur les diverses facettes de l’autisme – Laurent Danon-Boileau a répondu: "les enfants autistes ont un inconscient mais cela dépend de la manière dont ils le mettent en jeu dans la séance".

Citons en conclusion un passage des réflexions de Myriam Boubli et de Laurent Danon-Boileau au début de la monographie sur "Le bébé en psychanalyse": "le débat initial entre inné et acquis, entre interpersonnel et intrapsychique, ne peut-être poursuivi que si l’on accepte de l’enrichir de nouvelles conflictualités". Conflictualités: le mot exact de la fin, souvent tenu en psychanalyse pour un début.





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