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Le Podcast Edito – Réponse à Alain Juillet et à Bruno Racouchot sur les stratégies d’influence de l’opinion


Rédigé le 03/03/2013 (dernière modification le 03/03/2013)

Ancien Haut Responsable pour l’Intelligence économique auprès du Premier Ministre français et ancien Directeur du Renseignement à la DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure), Alain Juillet cosigne avec Bruno Racouchot, le Directeur de la société "Comes Communication" et de la revue "Communication & Influence", une étude intéressante sur "Les stratégies d’influence ou la liberté de l’esprit face à la pensée convenue". Les quelques réflexions contenues dans cet éditorial visent à leur répondre. Et à contribuer au débat sur les méfaits de la pensée unique en France.


Le Podcast Edito – Réponse à Alain Juillet et à Bruno Racouchot sur les stratégies d’influence de l’opinion
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Dans son numéro 41 de février 2013, la revue "Communication & Influence" reproduit un article d’Alain Juillet et de Bruno Racouchot sur "Les stratégies d’influence ou la liberté de l’esprit face à la pensée convenue". Déplorant le règne de la pensée unique, "révélateur d’un malaise profond" de la société française à même de "modifier en profondeur" son "modèle démocratique", les deux auteurs proposent d’y remédier en développant ce qu’ils nomment une "stratégie d’influence". Laquelle, "reposant sur le libre jeu des idées", "réhabiliterait le savoir" et "devrait amener à se poser des questions, donc à réfléchir et donner du sens". Malgré la lucidité de leur inventaire et la bonne volonté de leur démarche, deux points auxquels le sens commun ne peut qu’adhérer, les auteurs manquent d’autant plus leurs objectifs que les fondements de leur réflexion sont biaisés dès l’origine. Et ce, pour les raisons que nous allons maintenant exposer.

L’intention est louable. Le procédé nettement moins. Si nous ne pouvons qu’acquiescer au sombre constat dressé par Alain Juillet et Bruno Racouchot sur les méfaits de la "pensée unique" dans notre pays, nous ne pouvons, en revanche, partager avec eux leur incrimination d’une "théologie laïque à tendance sectaire": oxymore explicatif particulièrement réducteur et projectif de leur propre idéologie. Au risque d’entacher une énumération parlante de faits explicites sur laquelle ils auraient pu facilement étayer leur démonstration. Un exemple parmi d’autres: l’approche comparative européenne du concept de "populisme" et sa dévalorisation spécifique voire sa dénégation par la pensée unique en France, mériteraient une élaboration approfondie. Nous le savons : le déni intransigeant de la seconde renforce le radicalisme vindicatif du premier.

L'injonction incantatoire du "principe de précaution"

Contrairement à l’étonnement affiché des auteurs, il n’y a point de paradoxe à observer une conjonction entre le phénomène de "la pensée unique" et celui de "la mondialisation la plus débridée". Là encore, la raison d’être de la première réside dans l’hubris de la seconde: réaction identitaire instinctuelle et défensive d’individus rassemblés en "agrégats isolés" pour reprendre la formule de D.W. Winnicott. Le monde, comme le prétendent Alain Juillet et Bruno Racouchot, n’est même plus "multipolaire" au sens où des polarités subsistantes pourraient à tout le moins servir de bornes d’arrimage au désespoir humain. Le monde est éclaté, atomisé et son appréhension tout autant parcellaire jusque dans le ridiculement petit : Internet a fait de la planète un immense village mais les adolescents collent leurs smartphones à leurs oreilles jusque dans leurs lits. "Loin d’être synonyme de rébellion", le cannabis fumé par plus d’un adolescent sur deux depuis 2003 traduit, selon le directeur de l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies dans son rapport de 2010, "une forme de suradaptation à la société actuelle".

D’où ce "mimétisme" des uns envers les autres et cette "représentation de la pensée de l’un par l’ensemble du groupe" regrettés par les auteurs: une simple mesure, hélas, de sauvegarde psychique par l'anonymat. Comment ne pourrions-nous pas, dans cette même perspective, relever le thème du confort socialement apaisant brandi contre la perturbante étrangeté du "sujet désirant", celui de la psychanalyse dont les partisans de la pensée unique tentent de remplacer, subrepticement, les déterminants pulsionnels par une théorie de la motivation, l’inconscient par des circuits neuronaux et le surmoi par la pression sociale. Nous inverserons même l’un des arguments avancé par les deux spécialistes. Le "principe de précaution" dont l’injonction incantatoire paralyse, selon eux, les ressorts rédempteurs de l’individualité, doit être retourné en son contraire : il est le symptôme, le révélateur de tous les maux d’une société qui s’évertue à protéger l’humain contre lui-même et contre son essence singulière de mortel. A force d’entendre la mère agiter la peur de sa chute, l’enfant finit par tomber.

Manipulation intelligente des opinions

Venons-en maintenant à leur proposition de mettre en place une "stratégie d’influence" comme réponse aux "idées molles dans des temps durs" ainsi que l’énonce l’éditorial de la revue. Bien qu’ils s’en défendent en le citant incidemment, Alain Juillet et Bruno Racouchot s’inspirent très largement de "Propaganda", l’ouvrage qu’Edward Bernays, l’inventeur de l’industrie des relations publiques et, accessoirement, le double-neveu de Sigmund Freud, publia aux États-Unis en 1928. Un livre sans doute nourri des réflexions de son contemporain Walter Lippmann, spécialiste de la "fabrication du consentement" et dont les thèses seront étudiées par Noam Chomski dans un livre cosigné avec Edward Hermann en 1988.

"L’influence est le recours idoine" face à la pensée unique, expliquent les auteurs de "Communication & Influence", dénonçant au passage la mainmise d’une "caste de sachants" à l’origine d’un "corpus qui prétend interpréter le réel tout en s’en trouvant déconnecté": un décalque du concept de "gouvernement invisible qui tire les ficelles" évoqué par Bernays dans son introduction et dont la régression infinie d’explications sur les élites au pouvoir n’aurait sans doute pas déplu à l’universitaire américain Robert Dahl. Ils ajoutent: "l’influence peut ainsi amener des personnes sensées (les auteurs commettent d’ailleurs un lapsus calami dans leur texte en écrivant "censées") à prendre des décisions conformes à leurs intérêts". Edward Bernays ne dit pas autre chose lorsqu’il parle de "la manipulation intelligente des opinions et des habitudes organisées des masses dans la société démocratique" et à même de "porter une idée à la conscience du grand public". Tout comme Bernays "se refusera à apporter ses services à un client qu’il estime malhonnête, à un produit frauduleux, à une cause qu’il juge antisociale", "l'influence", selon Alain Juillet et Bruno Racouchot, "ne tolère pas le mensonge, ne contraint pas, n’oblige pas". "Le propagandiste moderne va donc entreprendre de créer les circonstances à même de changer cette vogue" annonce le texte de 1928. La vogue de la "pensée unique" ainsi que le souhaite l’article de février 2013? Nous pourrions ainsi multiplier les points de passage entre les deux écrits.

Les rouages psychologiques sous-jacents de l'hyperconsommation

Peu importe. La principale erreur des deux auteurs ne réside pas dans cette appropriation, sans doute inconsciente, d’un texte aussi fascinant que celui d’Edward Bernays. Elle consiste à penser qu’une stratégie d’influence, quelle qu’en puisse être la nature, serait à même de provoquer un sursaut, de réveiller les consciences individuelles. Ce qu’ils appellent, en référence peut-être à la philosophie des Lumières, "la face lumineuse" de cette "influence". Le raisonnement est antinomique. Ab initio. Toute stratégie d’influence – et les auteurs écartent tout doute à ce sujet en imbriquant volontairement les deux termes : "l’influence accompagne la stratégie" – repose sur les mécanismes constitutifs et principiels de la foule. Inspiré par les travaux de Freud, Edward Bernays les a habilement exploités après avoir probablement lu le célèbre ouvrage de Gustave Le Bon "Psychologie des foules" paru en 1921. Ouvrage décortiqué et finement commenté par son oncle viennois la même année dans sa "Psychologie des foules et analyse du moi". Rappelons-en les grandes lignes: "l’individu en foule" se caractérise par "l’évanouissement de sa personnalité consciente", "la prédominance de la personnalité inconsciente", "l’orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans le même sens".

Dans "Propaganda" et, en particulier dans le chapitre intitulé "La psychologie des relations publiques", Bernays reprend à son compte et pour son plus grand profit, toutes ces réflexions: "l’étude systématique de la psychologie des foules a mis au jour le potentiel qu’offre au gouvernement invisible de la société la manipulation des mobiles qui guident l’action humaine dans un groupe". Pour Edward Bernays, le prétexte de son intervention s’appuie sur une évidence: l’impossibilité pour chaque citoyen d’étudier par lui-même "l’ensemble des informations abstraites d’ordre économique, politique, moral en jeu dans le moindre sujet". Citoyen dont le "choix final" se réduira "aux idées et objets portés à son attention par la propagande de toute sorte". En témoignent aujourd’hui encore les multiples rouages psychologiques sous-jacents de l’hyperconsommation fondés simultanément sur la loi du désir adapté à l’achat – la curiosité maintenue en éveil pour la nouveauté, sorte de priapisme consumériste –, sur l’amplification des carences identitaires – l’objet offre une série de satisfactions émotionnelles qui vont au-delà de ses fonctionnalités techniques – et sur une manœuvre de désynchronisation spatio-temporelle où le marketing sensoriel vise, au sens psychiatrique des termes, à "dépersonnaliser" et à "déréaliser" le consommateur.

Le sapere aude kantien

En ce sens, la foule est la négation même de toutes les vertus de l’individu, de toutes les qualités intrinsèques du sujet. Non que la "masse" ne soit pas en mesure de transformer une société: elle le fait en général en accomplissant des actions d’éclat et sous l’empire de la rage comme "moteur de la civilisation occidentale" ainsi que l’a subtilement démontré le philosophe allemand Peter Sloterjdick ("Colère et temps", Hachette Littératures, Coll. "Pluriel", 2009).

Alain Juillet et Bruno Racouchot mentionnent les racines "antiques" et "nobles" de l’influence pour mieux tenter de nous convaincre qu’elle aidera chacun à "affirmer son être propre". Ils omettent toutefois de rappeler que Socrate a été justement condamné par la Cité en raison même de sa volonté et de sa capacité à promouvoir l’intériorité réfléchissante et le dialogue intime avec soi, autrement dit, l’autonomie et l’indépendance du sujet pensant et parlant, hors de tout emprise, de tout attachement à une école philosophique. Ils taisent en outre l’une des premières allusions au "moi" chez Sénèque pour lequel seul l’homme libre, "libre de ses passions" selon le philosophe-sénateur, était apte à la conduite des affaires politiques. Ils en oublient subséquemment le sapere aude kantien ("ose te servir de ta raison") ou l’obsession de Voltaire d’offrir "à la raison humaine des exigences d’explication".

Une totale aporie

Autant de notions aux antipodes des priorités intéressées de Bernays sur "la nature grégaire de l’homme". "Les foules, rappelle d’ailleurs Sigmund Freud, n’ont jamais connu la soif de vérité". "Elles demandent des illusions auxquelles elles ne peuvent pas renoncer". Et de préciser: "les grandes créations de la pensée, les découvertes capitales et les solutions décisives de graves problèmes ne peuvent résulter que du travail individuel, accompli dans la solitude et le recueillement". Il ajoute: dans la foule, "le sentiment individuel et l’acte intellectuel personnel sont trop faibles pour s’affirmer d’une manière autonome". Une stratégie collective d’influence susceptible de recréer un espace destiné à libérer la pensée individuelle est donc une totale aporie.

Une contradiction, par surcroît, illusoire et dangereuse. Nous savons que Bernays eut pour ambition de justifier ses interventions par une argumentation oscillant entre une "inévitabilité" de cette procédure pour des raisons pratiques et une "éthique" où la propagande se fait instrument à "organiser le chaos" et où elle devient "l’auxiliaire" des responsables politiques. Nous pensons aux travaux modernes des sociologues Pierre Birnbaum et Daniel Gaxie sur la difficulté des électeurs à maîtriser les "schèmes politiques" dans leur processus de sélection d’un candidat lors d’un scrutin présidentiel.

Goebbels s'est inspiré de Bernays

Toute stratégie d’influence collective distille impérativement des "attachements affectifs", fonds de commerce de "l’âme collective" d’une foule. C’est cette "force quelconque", écrit Freud, qui permet à cette dernière de garder sa "consistance". Nous savons ce qu’il en advint pour la religion comme pour l’armée, les deux paradigmes choisis par la démonstration freudienne. Nous en fournirons deux brèves illustrations plus contemporaines pour notre conclusion.

La première provient d’une étude intitulée "La poussée islamiste dans les entreprises françaises" réalisée par Éric Denecée et parue dans "Sécurité globale" de la Revue Choiseul à l’hiver 2010-2011. Au-delà de la seule question de l’islamisme, elle exemplifie une stratégie d’influence en deux temps: un processus à portée universelle visant à détacher l’individu de son environnement habituel, à l’isoler pour, ensuite, favoriser son intégration affective au sein d'un groupe soudé par une idéologie religieuse: "de l’état amoureux à l’hypnose, la distance n’est pas grande" confirme le fondateur de la psychanalyse. Dans l’allégorie platonicienne de la caverne, nous savons ce qui arriva au pauvre bougre venu "apporter la bonne nouvelle", celle d’une lumière libératrice des consciences, à ses pairs qui n'en voulurent rien savoir. "L’individu seul se sent incomplet", écrit Freud.

Le second exemple sur l’incapacité d’une stratégie d’influence à garantir la liberté de l’individu sera encore plus lapidaire: Goebbels ne s’est-il vanté auprès d’un journaliste américain, d’avoir exploité les ressources idéologiques de "Crystallizing Public Opinion", le premier livre de Bernays publié en 1921, pour "élaborer sa campagne d’extermination contre les Juifs d’Allemagne"?









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